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Paris, 20 juin 2002. Monsieur Takieddine a mis son plus beau smoking. Quatre jours après la victoire de la droite aux législatives, le marchand d’armes reçoit en grande pompe dans son luxueux appartement de 600 m2, à côté du Trocadéro. L’influence est son métier. Il y a des politiques, des industriels, des banquiers, des journalistes, des hommes d’affaires, des hauts fonctionnaires, aussi.

Tous les proches de Ziad Takieddine, relations amicales ou relations d’affaires, souvent les deux à la fois, sont de la fête. Tous, sauf un : François Léotard. L’ancien président de l’UDF et du Parti républicain vient brusquement de mettre un terme à sa carrière publique, accablé par les “affaires” – déjà – et, dit-il, la mort de son frère Philippe. Il s’est retiré dans sa ville de Fréjus, loin de la politique et des mondanités parisiennes.

Deux des principales figures de la « bande à Léo », Renaud Donnedieu de Vabres et Jacques Douffiagues, eux, figurent bien sur la liste des invités (voir sous l’onglet “Prolonger”). Sur les clichés pris ce soir-là, on voit Donnedieu de Vabres, tout nouveau ministre des affaires européennes de Jacques Chirac, d'excellente humeur à la table du marchand d’armes.

Ziad Takieddine doit beaucoup à Donnedieu de Vabres, Douffiagues et Léotard, à commencer par son immense prospérité (cachée au fisc) issue des commissions occultes perçues sur les marchés d’armement du gouvernement Balladur, entre 1993 et 1995. François Léotard était alors le ministre de la défense, Renaud Donnedieu de Vabres, son plus proche collaborateur, et Jacques Douffiagues, décédé l’automne dernier, le patron d’un office public d’armement.

« Pour Ziad, Renaud était l’homme clé et il m’a répété à plusieurs reprises qu’il l’appréciait beaucoup et que selon ses termes : “Sans lui, rien de tout cela (les commissions, la richesse…) ne serait arrivé”. Grâce à Renaud, il a pu vraiment s’enrichir et lui en a toujours été redevable »,a déclaré Nicola Johnson, l’ex-femme du marchand d’armes, aux policiers.

Takieddine et Donnedieu de Vabres sont aujourd’hui sous le coup d’une mise en examen du juge Renaud Van Ruymbeke. Léotard est dans le viseur. Les trois hommes forment le trio originel de l’affaire, une sorte de holding du scandale. Sans eux, ce qui apparaît aujourd’hui comme l’une des plus vastes opérations de détournement d’argent sur les ventes d’armes d’un gouvernement français n’aurait jamais été possible.

L’histoire commence au milieu des années 1980 dans une station de ski du Mercantour, à Isola 2000, dans les Alpes du Sud. Ziad Takieddine, fils de bonne famille au Liban, naturalisé français en 1986, en est le directeur. Il fréquente à l’occasion quelques élus du coin : l’ancien maire de Nice, Jacques Médecin, l’actuel, Christian Estrosi, ainsi que l’inamovible député et maire de Fréjus, François Léotard, rencontré lors de l’inauguration d’un télésiège.

Ministre dès 1986 (de la culture et de la communication), le quadra Léotard est déjà l'une des plus prometteuses figures d'une droite française souhaitant affirmer son indépendance face au RPR de Jacques Chirac.

Tout s’accélère en 1993 avec l’arrivée d’Édouard Balladur, futur candidat à l’élection présidentielle, à Matignon. Takieddine, qui a quitté Isola 2000 et vit d’affaires éparses, s’empresse de décrocher son téléphone pour joindre le nouveau ministre de la défense, comme il le racontera lui-même sur procès-verbal en octobre dernier. Négociations secrètes

« J’ai aussitôt appelé le cabinet du ministère de la défense, je pense la secrétaire de M. Léotard. Je voulais le féliciter de sa nomination et de son mariage avec Isabelle, a expliqué Ziad Takieddine. J’ai ajouté au téléphone que j’avais un message très important à lui transmettre de la part de l’Arabie saoudite (…) Elle m’a rappelé pour me dire que le ministre m’invitait à dîner à l’hôtel de Brienne, où il habitait. »

« J'ai reçu M. Takieddine au ministère parce qu'on me disait que c'était mon devoir. À aucun moment, il n'a été question d'argent », a déclaré début 2011 François Léotard au juge Trévidic, en charge de l'enquête sur l'attentat de Karachi, lors d'une audition comme témoin.

L’homme d’affaires a un atout maître dans son jeu, le marchand d’armes Abdulrahman El-Assir, un ami de fac au Liban qu’il a retrouvé quelques mois plus tôt, par hasard dans un avion. Takieddine a ses entrées au sein du gouvernement français, El-Assir connaît le business des armes : les affaires peuvent commencer.

Les deux hommes s’associent avec une troisième personne, le cheik Ali Ben Moussalam, un Saoudien qui dit pouvoir ouvrir des portes au plus haut niveau du royaume. « M. Ali Ben Moussalam, après vérification par les services français, est apparu comme effectivement un interlocuteur très proche du Roi », s’est justifié devant le juge Renaud Donnedieu de Vabres, qui rencontre Takieddine et ses amis à la demande expresse du ministre de la défense.

Le conseiller de Léotard devient alors le pivot de toutes les négociations secrètes. Il est la petite main qui a tout vu et, peut-être, tout fait. Simple “chargé de mission”, Donnedieu de Vabres jouit d’un statut hors-normes au sein du ministère. « Il occupait physiquement le bureau qui était traditionnellement celui réservé au directeur de cabinet, ce qui avait créé une petite friction avec le directeur de cabinet qui a fini par admettre cette situation contre son gré », a confié à la justice, le préfet Patrice Molle, ancien membre du cabinet Léotard.

D’après plusieurs témoignages, c’est Donnedieu qui a introduit le réseau Takieddine à Matignon, auprès d’Édouard Balladur en personne et de son directeur de cabinet, Nicolas Bazire, aujourd’hui mis en examen. Et RDDV, comme il est surnommé, suit personnellement pour François Léotard la moindre évolution des contrats saoudiens avec le patron de l’office d’armement Sofresa, Jacques Douffiagues, un ami du Parti républicain placé par Léotard. Ce genre de poste était jusqu'ici dévolu à des hauts fonctionnaires spécialistes des ventes d’armes, pas à des politiques novices en la matière…

Les agendas de Jacques Douffiagues saisis par les policiers révèlent la fréquence des contacts du réseau Takieddine avec le clan Léotard. Du jamais vu dans le milieu de l’armement, où la règle impose que les politiques se tiennent à distance des intermédiaires.

Grâce à ses appuis au sein du ministère de la défense, le réseau réussit l’exploit de s’immiscer dans les négociations (quasiment bouclées…) de quatre marchés majeurs, trois avec l’Arabie saoudite et un avec le Pakistan. Concernant ce dernier contrat, qui portait sur la livraison de trois sous-marins Agosta à Karachi, plusieurs industriels de la Direction des constructions navales (DCN) ont défilé ces derniers mois dans le cabinet du juge pour raconter d’une même voix comment le réseau Takieddine avait été « imposé » par le gouvernement.

« Courant 1994, j’ai été convoqué un jour par M. Donnedieu de Vabres. Il m’a dit de prendre contact avec M. Takieddine. Je n’ai pas reçu un ordre formel de M. Donnedieu de Vabres, mais c’était un conseil insistant », s’est ainsi souvenu Dominique Castellan, ancien PDG de la DCN International.

Anecdote confirmée par l’ancien vice-président du groupe, Emmanuel Aris, chargé des intermédiaires : « Si je n’avais pas eu cette instruction, je n’aurais jamais signé avec M. Takieddine. Je me trouvais pour la première fois dans un contexte très particulier de pressions politiques et hiérarchiques. ». Il ajoute : « J’ai pu constater à cette occasion que M. Takieddine (…) tutoyait M. Donnedieu de Vabres. » Les espèces venues de Suisse

« Je n’avais pas de relations personnelles avec M. Takieddine mais des relations professionnelles (…) Je n’ai à aucun moment imposé un intermédiaire ni négocié un contrat avec un intermédiaire », s’est défendu le conseiller de François Léotard devant le juge. « Je rappelle avoir été très fier, et c’est une fierté partagée, qu’un certain nombre de contrats aient pu être signés. Je ne serai jamais au fond vengé de la diffamation dont je suis l’objet », a-t-il ajouté.

L’enquête du juge Van Ruymbeke a, depuis, démontré l’inutilité du réseau Takieddine dans la conclusion du contrat Agosta avec le Pakistan, comme dans celle des marchés avec l’Arabie saoudite, tous signés par Léotard. Le ministre de la défense saoudien, le prince Sultan, avait d’ailleurs fait part dès le mois de mai 1993 au gouvernement français de son irritation au sujet des « nombreux intermédiaires qui se manifestent ici ou là », comme le prouve un compte-rendu de visite à Riyad découvert par les policiers dans les archives personnelles de Jacques Douffiagues.

Le montant total des commissions octroyées à Takieddine et ses associés est exorbitant : 540 millions de francs (82,6 M€), dont près de 200 millions (30 M€) seront versés avant le premier tour de l’élection présidentielle de 1995 à laquelle concourait le premier ministre Balladur. Séguin, Léotard, Sarkozy et Madelin, en 1995.Séguin, Léotard, Sarkozy et Madelin, en 1995.© Reuters

La pompe à finances des contrats pakistanais et saoudiens a permis de débloquer du cash dans des délais aussi courts qu’inhabituels. Le soupçon d’un financement politique illicite est inévitable. Ainsi, cinq jours avant une importante réunion de cabinet au ministère de la défense, le 2 juin 1994, Ziad Takieddine se rend à Genève pour retirer un million de francs (150 000 euros) en espèces sur un compte de son associé Abdulrahman El-Assir. L’argent provient des commissions.

« Le Parti républicain, des associations liées au parti, MM. Léotard, Douffiagues ou vous-même avez-vous été, directement ou indirectement, destinataires de ces espèces ? » demande le juge Van Ruymbeke, le 23 mai 2012, à Renaud Donnedieu de Vabres, lors d’une audition très serrée. Réponse de l’intéressé : « Jamais. Je n’ai jamais eu le moindre lien financier avec les personnes citées. »

Entre 1994 et 1996, plus de 70 millions de francs sont retirés en espèces du circuit des commissions, après avoir été blanchis dans plusieurs paradis fiscaux.

Le juge enchaîne : « Ne fallait-il pas prévoir le financement de la campagne de M. Balladur (soutenu par le Parti républicain) ? » « Je n’avais aucune responsabilité dans le financement de la campagne de M. Balladur, strictement aucune », lui rétorque RDDV. François Léotard lors de la signature du contrat Sawari 2 avec l'Arabie saoudite.François Léotard lors de la signature du contrat Sawari 2 avec l'Arabie saoudite.© Reuters

Pour son enquête, le juge Van Ruymbeke s’est fait communiquer toutes les pièces des dossiers judiciaires ayant pointé le financement occulte en 1995 et 1996 du Parti républicain. Il semble aujourd’hui persuadé que l’argent noir découvert dans ces procédures ne provenait pas des fonds secrets de Matignon, comme les mis en cause l’ont toujours assuré, mais des commissions des ventes d’armes.

L’une de ces affaires, dite du Fondo, nom d’une petite banque italienne qui avait octroyé un faux prêt au Parti républicain, a valu en 2004 une condamnation pour « blanchiment » à Renaud Donnedieu de Vabres et François Léotard. Un dépôt suspect de 5 millions de francs en espèces était au centre de l’enquête. Une piste Ben Ali...

« Qui protégez-vous quand vous refusez de dire qui vous a remis 5 millions de francs en espèces en alléguant que vous n’avez gardé aucun souvenir ? » a sèchement demandé le juge Van Ruymbeke à Donnedieu de Vabres. « Je ne protège personne. J’ai le sentiment d’être une cible injustement désignée », a répliqué le mis en examen. MM. Takieddine et MoussalemMM. Takieddine et Moussalem

Même posture au sujet de la découverte de 2,4 millions de francs en espèces au siège du Parti républicain le 20 juillet 1995. Neuf jours plus tôt, un “compte de passage” utilisé par le réseau Takieddine avait été débité en espèces de 3 millions de francs, issus des commissions saoudiennes. L’échange entre le magistrat et RDDV se tend encore : « Les 2,4 millions de francs proviennent-ils de ces fonds ? » demande le juge. « Non, pas à ma connaissance », lui rétorque Donnedieu. Question : « Comment pouvez-vous en être sûr ? » Réponse : « Je répète : non, pas à ma connaissance. » Après l’arrivée de Jacques Chirac à l’Élysée en 1995, le nouveau président de la République a décidé fait exceptionnel – d’interrompre le reliquat de commissions dues au réseau Takieddine. La mission est confiée au nouveau ministre de la défense, Charles Millon. Pour Léotard, il s'agit d'un « ennemi personnel, laborieusement insignifiant et pour lequel je n'ai aucun respect », ainsi qu'il le confiera au juge Trévidic début 2011.

Pour justifier la décision d'interruption du versement des commissions, les avocats de l’État français ont mis en avant la défense de « l'ordre public français », l’une des sociétés offshore liée au réseau Takieddine « versant des sommes importantes à une personnalité du monde politique français, à savoir M. François Léotard, ancien ministre d'État et ministre de la défense », selon une lettre d’avocat révélée par Mediapart. François Léotard a toujours démenti ces allégations.

Les enquêteurs passent désormais au crible les patrimoines personnels de Donnedieu de Vabres et Léotard. Concernant l’ancien ministre de la défense, ils ont notamment découvert l’existence de dix-huit comptes bancaires – la plupart ont été fermés ces dernières années.

Et si l’hypothèse d’un enrichissement personnel de l’ancien ministre de la défense n’est pour l’instant pas démontrée, certaines opérations bancaires récentes, indépendantes de l’affaire Takieddine, intriguent les enquêteurs. Ainsi, l’un des comptes toujours actifs de François Léotard, au Crédit lyonnais, fait apparaître de fréquents virements du groupe Pizzorno Environnement, à partir de juin 2005. Environ 3 000 euros les premiers temps, puis 11 000 euros à compter d’avril 2006.

En Tunisie, le groupe Pizzorno, spécialisé dans le traitement des déchets, a été pointé du doigt en novembre 2011 dans un rapport de la Commission d’investigation sur la corruption et la malversation (CICM), qui a recensé plusieurs centaines d’affaires de corruption au profit du clan Ben Ali.

Le rapport accuse Pizzorno d’avoir décroché fin 2007 de « manière irrégulière » le juteux marché de la décharge de Tunis, pointant le lobbying d’un mystérieux conseiller présenté sous les initiales de… « FL », comme l'a rapporté Rue89. Il est précisé que celui-ci, considéré par Ben Ali comme « un ami de la Tunisie », a occupé un « poste de ministre dans le gouvernement français ». « Il apparaît que FL a usé de son autorité et de ses relations avec les responsables tunisiens pour influencer le cours du marché, le conclure avec Pizzorno et donc s’octroyer un avantage injustifié (…) portant atteinte aux intérêts de l’État », conclut le rapport.

Entre les développements de l’affaire Takieddine et ses découvertes inopinées, comme le dossier Pizzorno, François Léotard est de nouveau cerné. Les juges sont de toute évidence appelés à venir troubler la paisible retraite de l’ancien ministre d’État, dix ans après son brutal éloignement de la vie politique. La dernière fois que François Léotard s’est montré dans les médias, c’était en 2008 à l’occasion de la publication d’un pamphlet contre la politique de Nicolas Sarkozy. Son titre : Ça va mal finir.